1.
Cette patiente veut sentir qu’un devoir d’éducation parentale motive son acte quand elle punit son enfant.
Ce patient veut être sûr qu’il a le droit de se sentir méprisé quand la première chose au réveil que fait son conjoint n’est pas de lui dire bonjour.
Tel autre voudrait être fondé de rompre la relation bien qu’il sache que sa partenaire en souffrira beaucoup.
Être légitime est la demande avec quoi certains patients se présentent à nous. Ils cherchent la légitimité. Ils se la demandent à eux-mêmes.
C’est probablement la recherche de beaucoup d’êtres humains. Nous avons le souci de faire le bien, de ne pas faire le mal, d’être légitimes dans ce que nous ressentons et dans ce que nous faisons.
Nous voudrions trouver la justification de nos sentiments et de nos actes dans cette notion : la légitimité. Ce serait comme une instance qui validerait ce qu’on sent et ce qu’on a envie de faire.
Par cette légitimité, nous cherchons au dehors la confirmation objective de ce que nous sentons au dedans subjectivement.
Tout se passe comme si notre vécu intérieur n’avait pas le poids suffisant pour être acceptable, comme s’il avait besoin d’une validation extérieure.
La légitimité viendrait par exemple du nombre (« nous sommes plusieurs à penser que j’ai raison et que tu as tort »), de l’autorité (« ce psy dit que »), de la mémoire (« ce n’est pas la première fois que »), de la morale (« c’est la règle ») ou de l’usage (« la vie c’est comme ça »). Nous ne serions plus seul dans notre éprouvé, mais le partagerions avec d’autres.
Et c’est justement dans l’énoncé de « ne plus être seul » que quelque chose est à regarder : à travers la validation extérieure par la légitimité, nous contournons la perception de cette solitude intérieure sans poids et sans accroche. Nous cherchons à donner du poids à notre vécu intérieur, en trouvant un lieu extérieur depuis lequel il serait validé.
Ainsi le sentiment de la légitimité nous permet d’éviter la perception de cette solitude. Eviter la perception que nous sommes seuls à sentir ce qui nous plaît et sentir ce qui nous déplaît.
Et donc, quand nous nous posons la question « Suis-je légitime ou suis-je illégitime de sentir ceci ou de faire cela ? »,
il est bon de regarder comment,
au-delà du louable souci d’avoir des perceptions et des actes fondés moralement,
nous sommes en train de chercher l’évitement de la perception de notre solitude intérieure.
2.
Dans le laboratoire de l’intime qui est le nôtre,
nous ne cherchons pas à répondre à la question « Suis-je légitime ou suis-je illégitime ? » :
nous examinons l’enjeu de la question.
Après un certain examen, nous pouvons percevoir que nous n’avons pas besoin d’une réponse à cette question.
Mais nous avons besoin de sentir le plus clairement possible l’expérience que nous sommes en train de vivre.
C’est de cette clarté que l’acte ou la parole juste sortiront.
L’acte et la parole juste seront la conséquence de la connaissance de soi,
pas la conséquence d’une légitimité ou d’une illégitimité qui se réfère à une notion abstraite et fluctuante, coupée émotionnellement de ce que nous sommes en train de vivre.
Quand, dans ce laboratoire de l’intime, j’aborde cela avec certains patients, il n’est pas rare que l’objection survienne : « Mais alors tout est permis puisqu’il suffit de sentir ce qu’on sent. Je peux faire du mal à l’autre du moment que je suis clair dans ce que je sens. »
Il faut alors prendre un peu plus de temps pour regarder comment cette objection vient d’un manque de clarté.
En réalité, quand vous prenez le temps de sentir votre humanité à travers l’expérience que vous vivez, vous êtes nécessairement au contact de l’humanité de l’autre.
C’est un manque de connexion avec sa propre nature humaine qui fait qu’un individu croit trouver du sens ou du plaisir dans la souffrance physique infligée à l’autre.
Coupé émotionnellement de ce qu’il vit, il est plongé dans son monde imaginaire : tout-puissant, conquérant, dominant, dominé, victime, riche, pauvre, prolétaire, aristocrate, race meilleure, race inférieure, petit, grand, intelligent, qui a le droit, qui n’a pas le droit… autant de légitimités d’action pour qui veut se définir à travers ces mots. Plongé mentalement dans une définition, coupé corporellement de son émotion et de sa propre souffrance, il ne peut pas entendre ni comprendre la souffrance de l’autre.
Ce n’est pas un manque de morale ou de légitimité qui produit le mal : c’est un manque de connexion avec sa propre humanité. Il faut vraiment être coupé de l’humanité en soi pour trouver du plaisir à faire du mal à un autre.
3.
L’acte moral, ou légitime, vient d’une écoute profonde de soi.
L’empathie vient d’un regard tourné vers l’humanité en soi.
Car l’humanité n’est pas là-bas, dans une morale, une loi, un livre ou un impératif catégorique. Elle est ici, en soi-même. Elle ne saurait être ailleurs. Et surtout pas dans un concept.